Systèmes chronographiques du monde occidental (ères)

On confond usuellement sous le terme de « calendrier » deux réalités bien distinctes :

Ces deux aspects sont partiellement liés puisque, pour une étendue de temps donnée, le nombre des années dépend évidemment de la longueur de celles-ci. Néanmoins, pour un calendrier donné, différentes façons de compter les années sont souvent attestées, soit successivement, soit simultanément.

Un exemple caractéristique de cette dualité est fourni par les usages de datation des communautés juives en milieu hellénistique : les années sont souvent comptées selon les habitudes du milieu ambiant (« ère des Grecs »), tandis que l'indication des jours et des mois suit l'usage propre du calendrier hébraïque.

Les différents systèmes :

On peut encore distinguer les systèmes purement énumératifs, qui dénombrent les années une à une ; et les systèmes qui les réunissent en cycles réguliers. La seconde catégorie joue un grand rôle dans certaines civilisations (calendrier maya) ; dans la nôtre, elle est principalement représentée par les Olympiades et par l'Indiction.

Usage consulaire romain

La datation à partir de la fondation de Rome, en 753 avant l'ère chrétienne (« ab Urbe condita ») est un usage d'historiens, imité des habitudes grecques. La tradition romaine propre, constamment attestée par la pratique administrative, ignorait totalement le décompte des années : chaque année y était désignée par les noms des deux consuls en exercice. Des listes consulaires soigneusement tenues à jour permettaient de remonter à une époque précise dans le passé.

Cette pratique malcommode dérive quasi mécaniquement de l'abolition de la royauté à Rome. Comme beaucoup de peuples, les Romains de l'époque archaïque fondaient leur chronologie sur le règne de leurs rois. Ils firent ensuite de même avec les consuls annuels qui en tenaient désormais lieu.

L'instauration de l'empire ne modifia pas les habitudes, bien que le consulat fût devenu essentiellement honorifique. Cependant, la nature du pouvoir politique ayant radicalement changé, le consulat revint fréquemment aux mêmes personnes, notamment à l'empereur et à son héritier. Domitien (81-96) parvint à un total 17 consulats, et Théodose (379-394) de 18. Pour lever les ambiguïtés, la formulation officielle fait état de ces magistratures réitérées : « Untel étant consul pour la N-ième fois, et untel pour la N-ième ». Il faut noter, d'autre part, que les années de consulat d'un même personnage ne sont pas nécessairement consécutives.

• Il pouvait arriver (et même assez fréquemment) qu'un consul renonce à ses fonctions en cours d'année, et soit remplacé par un suppléant (« consul suffectus »). Le changement se reflétait en principe dans les datations administratives. Mais les historiens et chronologistes n'ont généralement retenu que les noms des consuls ayant pris leurs fonctions au début de l'année.

• Les listes consulaires officielles enregistrent les consuls sous leur nom complet, parfois fort long dans le bas-empire : le dernier consul d'Orient portait ainsi le nom de Flavius Anicius Faustus Albinus Basilius Iunior. Lorsqu'il s'agit d'un empereur, sa titulature peut compter jusqu'à plus de douze qualificatifs, et changer d'année en année (« Imp. Caesar M. Iulius Philippus Pius Felix Augustus Parthicus maximus Germanicus maximus Carpicus maximus », 248). Dans l'usage courant, seule la dénomination usuelle est retenue (le premier cognomen, le plus souvent). On rencontre parfois des formulations singulières, comme en 29 : « Les deux Gemini étant consuls » – c'est-à-dire L. Rubellius Geminus et C. Fufius Geminus –, avec un jeu de mots sur « Geminus », qui signifie « jumeau ».

La division de l'empire entre Occident et Orient compliqua encore la situation. A partir de 399, chacune des deux parties désigna un consul qui devait se faire reconnaître par l'autre. Dans les périodes troublées, il arrivait que l'année s'achevât sans que l'un des consuls ait été reconnu – voire connu – dans l'autre partie. Les datations portent alors le nom d'un seul consul.

• Dans les périodes d'anarchie, il est même arrivé qu'aucun consul n'ait pu être désigné (ou officiellement reconnu) pour une année donnée. Les documents sont alors datés « après le consulat de tel (et tel) », puis « à nouveau après le consulat... », et éventuellement « la 3e, 4e,... année après le consulat... ».

En Occident, le consulat survécut à la déposition du dernier empereur, Romulus Augustule (476), et ne s'éteignit qu'en 534. En Orient, il est systématiquement associé à la dignité impériale à partir de 542. Après Heraclius II (641), il tombe totalement en désuétude.

• Dans les royaumes barbares, la datation postconsulaire (« après le consulat de... ») se perpétua jusqu'au début du VIIe siècle, en se référant à Paulin (dernier consul d'Occident, 534) chez les Goths, et à Justin (dernier consul d'Orient connu en Gaule, 540) dans le royaume franc de Bourgogne (Lyon).

Autres usages romains

A côté de cet usage officiel, mais usuel à Rome, des usages plus commodes ont été pratiqués, notamment là où des impératifs techniques l'imposaient. Le décompte des années « ab Urbe condita » a déjà été mentionné : il est de rigueur chez les historiens et annalistes latins. Un unique passage de Censorinus (De die natali, xxi) montre que les astrologues effectuaient leurs calculs en comptant les années à partir de la réforme du calendrier par Jules César, en 45 av. J.-C. – ce qui était évidemment une nécessité, puisque la durée de l'année en avait été modifié.

Eres provinciales

Dans les provinces de l'empire, l'usage romain est resté confiné au domaine administratif, les habitudes locales se poursuivant pour toutes les autres activités (voir ci-dessous). Néanmoins une nouvelle ère a souvent été créée pour correspondre à la constitution du territoire en province romaine. On peut citer comme exemples l'ère de Macédoine, débutant primitivement en 148 av. J.-C., mais renouvelée à la suite de la bataille d'Actium (31 av. J.-C.) ; les deux ères successives d'Antioche (voir ci-dessous) ; l'ère de Maurétanie, débutant en 40 av. J.-C. ; l'ère de Dacie, débutant en 246 apr. J.-C. Le souvenir de plusieurs autres s'est probablement perdu.

En Occident, cette situation n'a survécu que dans la Péninsule ibérique, mais elle s'y est maintenu fort longtemps. L'ère d'Espagne, débute en 38 av. J.-C., sans qu'on ait pu déterminer à quel événement précis correspond cette date. Ce mode de datation est resté dans l'usage, tant officiel que courant, jusqu'au XIVe siècle en Espagne ; le Portugal n'y a officiellement renoncé qu'en 1422.

Indiction

Dans la basse Antiquité, une nouvelle donnée chronologique est venue se superposer au système classique dans l'usage administratif : l'indiction. Il s'agit d'un cycle d'origine fiscale, correspondant à la révision périodique des listes d'imposition. D'une durée de quinze ans, il a été inauguré en 312. Dans ce système, c'est le rang de l'année dans le cycle qui est mentionné, les cycles eux-mêmes n'étant pas comptabilisés : à la quinzième année de l'indiction succède ainsi la première année de l'indiction, sans que rien précise qu'il s'agit de l'indiction suivante. Ce paramètre ne peut donc être interprété qu'en liaison avec d'autres. Il restera néanmoins usuel jusqu'à la fin du Moyen Âge dans les chancelleries, notamment ecclésiastiques.

Usages de l'Orient méditerranéen

Les vastes territoires soumis par Rome dans l'Orient méditerranéen et en Afrique constituent un affolant kaléïdoscope en matière d'usages chronologiques.

Alors que les provinces occidentales avaient été conquises sur des peuples illettrés, celles d'Orient étaient aux mains de populations héritières de longues traditions culturelles, que nul n'a jamais songé à anéantir. L'instabilité de certaines régions dont l'histoire n'est qu'une suite de conquêtes, de reconquêtes et de réorganisations administratives, n'a pu qu'aggraver la situation en remettant périodiquement en cause les chronologies fondées sur des événements de cet ordre. On se trouve donc devant un fourmillement d'usages particuliers à une province, à une cité ou à une communauté ethnique, et à une période déterminée. Dans un pareil contexte, les auteurs n'éprouvent aucune gêne à adopter, pour leurs travaux, un système qui leur reste propre.

• Les auteurs de l'Antiquité étaient accoutumés à jongler avec les différents systèmes de datation, comme nous le faisons avec les monnaies nationales. On peut citer, à titre d'exemple, la façon dont l'évangéliste de Luc date la prédication de Jean Baptiste : « Anno autem quinto decimo imperii Tiberii Caesaris, procurante Pontio Pilato Iudaeam, tetrarcha autem Galilaeae Herode, Philippo autem fratre eius tetrarcha Ituraeae et Trachonitidis regionis, et Lysania Abilinae tetrarcha, sub principibus sacerdotum Anna et Caipha... » (Lc iii, 1).

Dans sa monumentale Chronologie de l'empire byzantin [voir bibliographie], V. Grumel recense plus de 120 systèmes, dont certains admettent plusieurs variantes. Les différents types envisagés ci-dessus y sont tous représentés, avec une nette prédominance de ceux qui prennent pour base la fondation d'un Etat ou d'une dynastie. Une trentaine se fondent sur la Création du monde, avec différents modes de calcul qui font varier celle-ci de 5967 (Malalas) à 3779 (Elie de Nisibe) av. J.-C.

• On doit regretter que le point de vue strictement technique adopté par V. Grumel et le plan rigoureusement méthodique de son exposé permettent difficilement de mesurer l'importance les différents systèmes, et de reconnaître les domaines où ils se sont appliqués (usuel, administratif, historique,...).

Il est évidemment impossible de prendre tous ces usages en compte dans un cadre tel que celui-ci. L'exhaustivité serait d'ailleurs inutile, plusieurs de ces systèmes n'étant représentés que par une ou deux attestations. Seuls les plus importants d'entre eux peuvent être retenus ici.

Olympiades

Le seul système commun à l'ensemble du monde hellénistique est celui qui se fonde sur les Olympiades. Son origine païenne l'a généralement fait rejeter par les auteurs ecclésiastiques. Bien qu'il se fonde sur les fameux jeux quadriennaux, le système n'est pas directement né de ceux-ci. C'est une commodité imaginée par des historiens en quête d'une référence absolue dans le temps. L'utilisation ne commence à en être attestée qu'à partir du IIIe siècle av. J.-C. ; le succès en est confirmé par le fait que son emploi se prolonge bien après que les jeux aient été abolis par Théodose, en 386 apr. J.-C..

Le point de départ du décompte (première olympiade, dont l'historicité n'est pas contrôlée) est fixé en juillet 776 av. J.-C. Chaque année est désignée comme la 1re, 2e,... de la N-ième olympiade.

Ere des Séleucides

Cette ère prend pour origine l'entrée à Babylone de Seleucus I. Nicator, leutenant d'Alexandre, à l'automne 312 avant l'ère chrétienne, et l'établissement de sa dynastie au Proche-Orient. Couramment en usage en Mésopotamie, Syrie et Palestine, elle a été très employée par les Juifs sous le nom d' « ère des contrats » ou « ère des Grecs », pour les usages civils et les transactions commerciales.

Le point de départ exact dépend de la date à laquelle le début de l'automne (ou l'équinoxe correspondant) est fixé dans les différentes traditions. Il se situe généralement au 1er septembre, ou autour des 20-25 du même mois.

Ere césarienne d'Antioche

C'est la principale représentante des « ères provinciales » romaines en Orient. Le point de départ est constitué par la reconquête de la cité par Jules César lors de la Guerre civile, en 48 av. J.-C. Elle s'est alors substituée à une ère « pompéienne », qui débutait avec la réorganisation des provinces d'Orient par Pompée, en 64.

Eres ecclésiastiques de Byzance et d'Antioche

Ces ères, également appelées « Âge du Monde » ou « Ere adamique », se fondent sur la date de la Création d'après la Bible, selon deux supputations différentes de chronologistes chrétiens : en 5492 av. J.-C. d'après les calculs de Panadore d'Antioche, en 5508 d'après ceux des exégètes byzantins.

Ere des Martyrs, ou Ere dioclétienne

Cette ère est employée par certains auteurs chrétiens d'Afrique. Elle prend pour origine le 29 août 284, considérant l'accession au pouvoir de l'empereur Dioclétien (et les persécutions qui s'ensuivirent) comme l'avènement de l'Antéchrist.